Le corbeau du combat
Mathieu Laroche
Ce texte, comprenant quelques raccourcis à des fins de vulgarisation, a été écrit à l’attention d’un enseignant se posant des questions quant à l’origine de son prénom.
Notre monde moderne, désenchanté, où plus rien ne semble avoir de signification, est comme un cimetière où reposent les rêves, les peurs, les espoirs et la vision du monde de nos ancêtres. Sans le savoir, nous marchons à travers des tombes, presque invisibles à nos yeux et, fiers de notre « modernité », sûrs de notre supériorité, nous ignorons tout de ce que nous leur devons, tant nous sommes certains de nous être construits nous-mêmes, sans autre aide que celle de notre génie personnel. Et nous avançons naïvement dans notre vie, croyant tout savoir mais, souvent, ignorant même ce que signifie notre propre nom. Sans racines, sans nom. Or, ce qui Est aux yeux de l’homme ne peut qu’être nommé. Quand tout se mesure à l’aune de l’homme, l’innommé n’a pas d’existence. Nos aïeux païens et chrétiens l’avaient bien compris : ils nommèrent tout ce qu’ils rencontrèrent dans le monde, mais se gardèrent toujours de révéler le nom véritable de Dieu. Peut-être par crainte, peut-être également car ils doutaient de son existence même, faisant par là preuve d’une surprenante sagesse.
Au détour d’un simple cours sur la fertilisation des sols peut surgir devant nous une relique qui a traversé jusqu’à nous les siècles, trouvant son origine dans la plus noire et profonde nuit germanique : Gontran. Un prénom, comme tant d’autres, dont on ignore plus ou moins l’origine, donné par nos parents en mémoire de quelque chevalier, ménestrel ou roi. Peut-être celui d’un oncle (autre tradition qui sourd dans notre culture depuis des temps immémoriaux, que nous pourrions aborder dans un autre essai). Mais à la signification, en fait, très spéciale : qui pourrait croire que ce que prénom voue son porteur au Dieu des Pendus, Hangaguð, c’est-à-dire Óðin, le dieu sorcier des anciens germains, le dieu aux milliers de noms?
Óðin est le dieu le plus énigmatique de l’univers de nos ancêtres Francs. Père de tous les dieux (un autre de ses nombreux noms : Le Père de Tous), il combine les attributs du dieu grec Dionysos, du Mercure romain, de Zeus, le roi des dieux, du ténébreux Dis Pater, roi des enfers et de l’inquiétant Varuna indo-iranien, dont on pourrait dire qu’il est le frère jumeau. C’est le dieu de la nuit, de la mort, de la sagesse, de la sorcellerie, de la poésie. Et du mensonge. C’est le dieu des rois, du ciel nocturne. Il erre à travers le monde, empruntant de nombreux déguisements, se mêlant aux hommes, les trompant pour les uns, les choyant par ses dons pour les autres. Le plus souvent, il a l’air d’un vieillard barbu et borgne portant un manteau d’un bleu profond, le bleu de la nuit. C’est Jòlnir, le dieu du solstice d’hiver, qui nous visite, chevauchant dans les airs, à la tête de son armée de morts, la Chasse Sauvage (notre Chasse-Galerie), lorsque le soleil semble sombrer pour de bon dans les ténèbres hivernales. Le gros vieillard rouge qui passe à travers nos cheminées n’est peut-être pas si sympathique, après-tout. Un autre de ses noms est le « Celui qui chevauche Yggdrasil », Yggdrasil étant l’arbre cosmique soutenant toute la création. Nous qui sommes sans religion élevons un arbre dans nos maisons juste avant le solstice d’hiver, pour qu’un étrange homme parcourant le ciel nocturne le comble de cadeaux (bien que la relation entre le dieu et le personnage soit plus qu’hypothétique)…

Son nom signifie « fureur ». C’est Wotan, le dieu des germains. « Wodan, id est furor », disait de lui Adam de Brême: « Wotan, c’est la Fureur ». Le dieu de l’ivresse dont sont possédés les poètes et les musiciens lorsqu’ils exercent leur art, le dieu de l’extase guerrière : les berserkir (guerriers-fauves scandinaves, vêtus de peaux d’ours), les ulfhednir (guerriers-fauves vêtus de peaux de loups, les premiers loups-garous) sont possédés par Óðin sur le champ de bataille.
Nous l’avons dit, Óðin est un dieu sorcier. Il est constamment accompagné de deux loups, ainsi que de deux corbeaux : Huginn (Esprit) et Muninn (Mémoire), qui ont pour mission de parcourir le monde et de lui en rapporter des nouvelles. Ils sont la personnification de son âme. Quand Óðin s’endort, il va hammramr, c’est-à-dire que son âme parcourt le monde, sous la forme de ces corbeaux. C’est qu’Óðin sait que le monde tire à sa fin, il cherche les signes avant-coureurs de la grande bataille finale au cours de laquelle le monde des dieux et des hommes sombrera, dans un torrent de feu et de sang. Pour se préparer à cette bataille eschatologique, Óðin se réserve les âmes des guerriers les plus valeureux, morts sur le champ de bataille. Après un combat, les Valkyries, « Celles qui Choisissent les Cadavres », fondent sur les morts sous la forme de corbeaux, et rapportent leurs âmes dans le Valhöl (la Halle des Morts). Lors du Ragnarök (le « Crépuscule des Puissances »), tous ces morts se réveilleront et iront combattre les géants qui envahiront le monde. Óðin sait que cela ne sert à rien et que le monde est condamné à la destruction, mais il s’acharne quand même contre le destin et constitue obstinément sa grande armée des morts, il ne peut se résoudre à périr sans combattre.

Gundhramm était fort probablement un guerrier d’élite, faisant partie d’un culte odinique, toute sa vie étant dédiée à son dieu. Le corbeau du combat, c’est l’homme qui jonchera le champ de bataille de cadavres, les einherjar, qui iront rejoindre l’armée d’Óðin. Son nom lui a probablement été attribué à l’adolescence, au cours de laquelle il a été admis dans un männerbünd, « une société d’hommes », une troupe d’élite de guerriers adolescents, qui faisaient la guerre sous les auspices d’Óðin : le corps peint en noir, combattant la nuit, sacrifiant les prisonniers (par la pendaison), ce genre de soldats instillait une frayeur sans nom (autre nom d’ Óðin : Herrjotùr, le dieu aux liens – les liens de la terreur) à leurs adversaires. Il faut se les imaginer, au retour des combats, dans leur village, grimés de noir et de blanc, paradant et effectuant la terrible « danse des épées », les habitants réunis devant eux, à la lueur des bûchers. Pour devenir de vrais hommes, ils devaient tuer un homme, ou encore un ours. Ils gagnaient alors le droit de rejoindre la communauté des hommes adultes. Mais certains ne revenaient jamais à la vie normale. Ils étaient alors entièrement voués à leur dieu obscur, n’ayant pour but que de lui fournir une abondante moisson d’âmes en vue de la fin du monde, espérant eux-mêmes être un jour choisis. Le nom Gontran traversera ainsi les âges, porté par des rois, des ducs, des chevaliers, sa signification de plus en plus oubliée au fur et à mesure que les dieux se retirèrent en silence de notre monde.
Bibliographie
1- Les textes traduits :
L’Edda poétique. trad. R. Boyer. Paris. Fayard. 1992.
Les sagas Islandaises. trad. R. Boyer. Paris. Gallimard. Bibliothèque de la Pléïade. 1987.
Sturlusson, Snorri. L’histoire des rois de Norvège. trad. F-X. Dillmann. Paris. Gallimard. 2000.
Tacite. Germanie. trad. P. Grimal. Paris. Gallimard. Bibliothèque de la Pléïade. 1990.
2- Les études :
Boyer Régis. La mort chez les anciens scandinaves. Paris. Les Belles Lettres. 1994.
Dumézil Georges. Loki. Paris. Flammarion. 1986.
Dumézil Georges. Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne. Paris. Gallimard. 1987.
Haudry Jean. La religion cosmique des Indo-Européens. Paris/Milan. Achè. 1987.
Kershaw Kris. The One-eyed God. Odin and the (Indo-)Germanic Männerbünde. Washington. Journal of the indo-european studies. 2000.
Lecouteux Claude. Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au Moyen-Âge. Paris. Imago. 1999.